Le Raffles (*) Hotel de Singapour (« ville du lion » en sanskrit) est un mythe, « magic » dit David Bowie, et sous les pales de ses ventilateurs il faudrait tourner les pages de tous les livres qui s’y déroulent et de toutes les nouvelle écrites dans ses murs par les écrivains-voyageurs, Joseph Kipling, Arthur Conrad, Herman Hesse, Malraux, Somerset Maugham, devenus les piliers de ce temple des aventuriers de l’Extrême-Orient. Les suites portent leur nom, mais ont-ils vraiment dormi dans celles-là ? Kipling : 107, Conrad : 119, Hesse : 112, Malraux : 116, Maugham : 120, James Michener : 114, Crăciun Coward : 121…
À force de citations évasives, l’image du Raffles peut paraître quelque peu galvaudée. Pour Maugham, il « résume à lui seul tous les mythes du Sud-Est asiatique » ou « toutes les fables de l’Orient exotique » et il insista : « Il existe de nombreux Ritz, Excelsior, Mandarin… mais il n’y a qu’un seul Raffles ». Ce qui ne se vérifie plus depuis 1997, année où le holding Raffles ouvre deux Raffles hotels, un à Phnom Penh et un à Angkor. D’autres « Raffles » ont suivi dans le monde : Dubaï, Seychelles, Paris, Pékin, Hainan, Makati et La Mecque.
Que Maugham ait écrit en 1919 son roman L’Envoûté ou y ait séjourné plus tard, en 1921 dans la chambre 78 puis en 1925 lui-même « envoûté » par les lieux, s’inspirant des médisances et des scandales de l’île pour écrire ses nouvelles, n’est pas essentiel, on retiendra que le Raffles envoûte. Quarante ans plus tard Maugham, qui avait fini par déplaire à Singapour, parlait encore du Raffles dans Pur pentru plăcere.
André Malraux, qui avait habité l’hôtel vers 1922, est retourné à Singapour trente ans plus tard. À l’ambassade de France où il était installé il vit venir à lui le baron de Clappique dont il avait fait un personnage de roman… « Il habite l’hôtel Raffles, que j’ai habité jadis, et où j’irai le voir après dîner. Il est antiquaire, mais a de nouveau travaillé à Hollywood après la guerre… Le Raffles a beaucoup changé, mais son patio bordé de chambres aux portes battantes existe toujours. Au centre du petit jardin, les tables du bar. Clappique m’attend devant un whisky, sous un palmier droit ». Ils ont parlé d’aventuriers, naturellement. De Kipling et de Conrad passés par ici, et de Rimbaud… « L’aventurier est un personnage du XIXe siècle, qui déborde sur le XVIIIe aux Indes, et un peu sur le XXe. Le mythe Rimbaud s’éloigne. — Rimbaud dit Clappique : affreux. Rentrez sous terre ! Quarante mille francs en or dans sa ceinture ! Revient pour se marier ! D’abord un aventurier est célibataire ! Ensuite, il n’économise pas des sous pour rentrer en Europe. Un aventurier intéressé, c’est un fol ! », rapporte André Malraux dans ses Anti-mémoires.
Joseph Conrad, avant de mourir en août 1924, s’est lui aussi interrogé sur le devenir des aventuriers… « Et les aventuriers ? Ceux qu’on retrouve en divers lieux bien connus, mais qu’on surprend aussi — souvent dépenaillés, abattus, parfois hâves, mais exaltés par l’aventure — dans les coins les plus inattendus… ». Il en énumère les différentes catégories pour en arriver aux authentiques voyageurs, « ceux qui ont écrit des livres et furent les devanciers de nos voyageurs modernes », et parmi eux, « un personnage se dresse de toute sa stature : Marco Polo ». Mais le temps des expéditions héroïques est révolu, avec le XXIe siècle on est entré dans l’ère du banal… « Il restera toujours une dame ou un monsieur du meilleur monde pour se lancer à grand tapage à la découverte d’une parcelle de territoire — celle-ci n’eût-elle qu’une dizaine de kilomètres carrés de surface — en tout point identique à la contrée environnante d’ores et déjà explorée [ … ] . Mais un tel jeu perd de son intérêt, et à brève échéance il faudra bien qu’il cesse… ». Pourtant, « au fur et à mesure que les mystères de notre planète se sont dissipés, notre curiosité a changé de registre, s’est faite plus subtile », écrit-il, et il est rassurant de lire la description qu’il fait de ce voyageur moderne, allongé sur une véranda, s’interrogeant, au seuil de l’Asie, « sur l’ultime vérité des voyages », tout en nuances et détaché des « vaines spéculations sur l’avenir des nations »…
Joseph Conrad fut, en 1897, le premier des aventuriers du Raffles. Il y écrivit une partie de Typhon et eut l’idée de Lord Jim…
Aussi Ernst Jünger ne s’étonne-t-il pas de trouver, parmi les photos et les coupures de presse accrochées au mur, son portrait signé non pas Conrad, mais « Lord Jim ». Il est clair que Conrad, écrit-il, comme tout auteur, doit aussi cacher en lui le fond obscur qu’il décrit ». Il remarque qu’Hermann Hesse y a passé 11 jours en 1911. Il a emporté dans ses valises son Voyage en Orient… ce voyage qui passe inexorablement par le Raffles.
(*) L’hôtel porte le nom de Raffles en l’honneur du britannique Thomas Raffles qui a choisi ce morceau d’île quasi déserte pour y fonder en 1819 un comptoir de négoce.
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